lundi 13 février 2017

Se souvenir d'Arnaud Marty-Lavauzelle






Penser à Arnaud et c'est aussitôt son sourire et sa chaleur qui me reviennent. C’est un souvenir charnel, une sensation physique.
Arnaud rayonnait, dégageait par sa seule présence une solidité et une détermination rassurantes. Evidemment sa stature n’y était pas pour rien.
Ce côté grand ours bienveillant et serein avait un aspect enveloppant et celles et ceux qui en ont cru qu’ils en avaient trouvé un partenaire accommodant, se sont vite heurté à son exigence tranquille.
Trompés par l’aisance avec laquelle il portait les attributs d’une classe au pouvoir, ils sous-estimaient l’acuité de sa colère et la fermeté de ses engagements.
Arnaud avait compris très vite l’intérêt stratégique pour nos luttes qu’il y avait à jouer avec les codes, les présupposés, les interprétations trop rapides et faciles de nos interlocuteurs. A jouer de la symbolique du pouvoir et à retourner contre celui-là sa propre imagination,
Il savait, quand il le jugeait nécessaire, laisser Act Up monter en première ligne, placer la barre le plus haut possible et faire passer ensuite la demande formulée par Aides comme raisonnable et fruit de compromis, pour arracher bien plus que ce que le gouvernement avait initialement compté accorder.
Il savait aussi déstabiliser des négociateurs, n’être pas à la place qu’ils lui assignaient et dont ils imaginaient qu’il se contenterait. Intervertir les figures du gentil et du méchant dont les institutions pensaient avoir fait une arme contrôlable pour la leur faire péter à la figure.
Mener une guerre, c’est aussi cela, faire preuve de sens tactique et Arnaud n’en manquait pas. C’est savoir s’instrumentaliser soi-même. Faire des craintes de l’adversaire, un levier puissant. J’ai vu Arnaud arracher des avancées simplement en prenant la parole le premier. Brandissant en non-dit menaçant la seule présence d’Act Up et Act Up intelligemment le laisser faire, se prêter au bluff et laisser supposer par le silence, une surenchère à venir.
J’ai négocié à plusieurs reprises avec Arnaud, dans des ministères ou face à une armada de journalistes et de producteurs télés. Il faut essayer de visualiser la déstabilisation d’un haut fonctionnaire, d’un ministre ou de ses conseillers qui soudain prennent conscience de l’inimaginable pour eux : un mur qui se dresse bâti sur l’inconcevable alliance indéfectible entre une lesbienne séronégative jouant de tous les clichés que le pouvoir attribue à la sphère gauchiste et un pédé séropo s’habillant de tous ceux des bourgeoises institutions conventionnelles.
L’association du Bombers et de mes Docs vertes pomme et des élégants gilets d’Arnaud dans les salons du septième arrondissement en avertissement de l’armée résolue de militants d’Act Up et des volontaires de Aides envahissant les rues ensemble.
Contre cette incompréhension institutionnelle d’une complicité et d’une communauté en pleine expansion et se soudant, nous avons collectivement su faire ciment et force.
Et n’en déplaisent à celles et ceux qui, hier comme aujourd’hui, y compris au sein de nos mouvements, n’ont eu de cesse d’essayer d’effacer l’épidémie de nos mobilisations ou de tenter de nous déposséder de notre rôle dans notre propre histoire, la lutte contre le sida fut bien le cœur de notre communauté. Une communauté politique qui menait ses combats par, pour et au-delà d’elle-même.
Bien souvent nous allons chercher nos héros aux States. Parce que les américains mieux que nous ont su raconter. Pour des raisons culturelles. Aussi parce qu’ils disposent de plus de ressources. Et qu’ils ont l’échelle d’un continent. Nos amis ne manquent pas seulement comme nos amants, nos frères et nos soeurs, ils manquent aussi à nos forces. « Nous aurions pu être 14 000 de plus » n’est pas que le slogan de veuves en colère. Décimés, nous avons été. Décimés, nous sommes encore. A la douleur de l’absence, s’ajoute la mémoire amputée.
Mais manquent aussi la singularité de leur présence, la force de leur amour. La puissance de leurs engagements.
Certains d’entre nous sont, à des degrés différents, des survivants. Et parfois pour nous, le chemin est étroit.
Il ne s’agit pas de faire pleurer dans les chaumières, parce que croyez-nous, nous avons eu plus que notre part de larmes.
Et si nous ne savons pas toujours transmettre, c’est que survivre c’est aussi se débattre avec des injonctions contradictoires : aller de l’avant, ne pas réveiller la douleur, la contenir dans des recoins intimes de nos vulnérabilités, respecter nos pudeurs réciproques, ne pas jeter de sel sur les plaies jamais refermées de nos compagnons de lutte et en même temps face à l’effacement, dépositaires à nos corps et cœurs dépendants de ces hommes et femmes dont les vies et luttes traversent qui nous sommes.
Ils et elles se sont battus pour leur peau, pour que le héros cesse de mourir à la fin, pour que nous puissions vous épargner et que vous ne connaissiez jamais ces vies.
C’est tout le paradoxe de la généalogie de nos luttes.
Il ne doit pas y avoir d’ombre du commandeur sur nos mouvements. Dont la dimension collective est l’une de nos principales directions.
Elle a pourtant des figures. Arnaud Marty-Lavauzelle était l’une d’entre elles.

Arnaud Marty-Lavauzelle, Président de l’association AIDES de 1991 à 1998, est mort du sida dans la nuit du 12 au 13 février 2007.



dimanche 5 février 2017

Lord, law & order - Le seigneur, la loi et l’ordre


Ce vendredi 3 février, Frigide Barjot, égérie de La Manif pour Tous et l’une de ses deux initiatrices, a émis une pétition visant à sauver le soldat Fillon1.

Du moins c’est l’objet apparent de la pétition.

A y regarder de plus près, ses intentions sont moins solidaires. Il s’agit surtout de préserver l’influence politique assurée à travers le succès de Fillon à la primaire de droite. C’est pourquoi on peut y lire une volonté de démonstration de force et un avertissement clair aux tenants d’un plan B et à ceux parmi eux qui imaginent une victoire de la droite sans prise en compte de ce courant réactionnaire.

C’est également pourquoi les pétitionnaires ne se contentent pas de jouer les pompiers mais enfoncent le clou, affichant une cohérence dont François Fillon n’a pas fait preuve dans sa défense.

Par mélange d’arrogance et de calcul, de souci de conserver le soutien d’une frange électorale moins extrémiste qui pourrait être rebutée par des dévoilements trop crus ? Des choix qui l’ont conduit à une valse hésitation recroquevillée sur le déni.

Barjot et ses adeptes ne s'embarrassent pas de ses préoccupations, estimant, à raison, qu'il a été choisi lors de la primaire, précisément pour incarner cette vision hiérarchisée de la société organisée autour de la légitimation d’une appropriation de privilèges. L’inégalité comme cœur de programme.

Cette pétition est aussi une forme de réponse à ceux qui pensent, à droite comme à gauche, que les questions de société seraient indépendantes des questions économiques, sociales et qu'elles peuvent se traiter en dehors de ces cadres.

Qu'il y aurait d'un côté les luttes nobles et sérieuses et de l'autre les luttes accessoires qui peuvent attendre indéfiniment que les 1ères aient trouvé leur résolution.

Un peu comme certains opposent les sciences dures aux sciences sociales.

Les mêmes souvent qui essaient à toute force de faire entrer les sciences économiques dans le panel de la dureté.

Car cette pétition illustre combien les hiérarchies sociales, économiques et politiques sont liées entre elles et se nourrissent mutuellement.

Les hétéros bénéficiant de droits supérieurs aux homos,
les hommes de droits supérieurs à ceux des femmes ,
les blancs de droits supérieurs à ceux des racisés,
les châtelains de droits supérieurs à ceux des paysans,
les riches de droits supérieurs à ceux des pauvres,
les patrons et actionnaires de droits supérieurs à ceux des travailleurs,
les politiques de droits supérieurs à ceux des citoyens lambdas, etc.

La première de ces pyramides étant naturellement la famille, dans laquelle le pater familias jouit, tandis que femme et enfants, extensions à peine individualisées, travaillent à cette jouissance méritée. Et il n'y a pas d'autre place pour une femme dans cet ordre, que celle de la cellule familiale, de la discrète action qui permet à son homme d'être, lui public.

Un brin provocatrice, on aimerait que François Fillon reconnaisse que c'est cette tâche qui était rémunérée : de travail domestique et de reproduction d’une mâle TPE et que cette division sexuelle du travail lui paraît à ce point normale qu'il a du mal à admettre que des esprits chagrins n'en reconnaissent pas l'existence et en exigent des preuves matérielles.

Dans l’esprit de Fillon et ses semblables, les preuves sont déjà là. Elles ont le visage de sa réussite et s’incarnent tautologiquement : sa femme et ses enfants en sont les attributs.

Encore une fois la pétition Barjotique l’énonce plus clairement que le champion : Assistante = épouse et mère au foyer. Dans ces conditions, l’absence de visibilité publique et d’activité autres que familiales ne sauraient être retenues à charge puisqu’elles sont ce qu’il convient de rémunérer : l’effacement.

Qui plus est, s’adjoint ici une autre dimension de la conception hiérarchisée des rapports sociaux selon Fillon et ses alliés : le candidat et par extension sa classe ne sauraient être soumis à la loi commune.

Il y a de la vulgarité à exiger de leur part qu’ils fournissent de banals2 contrats.

Si la stratégie de défense de Fillon est aussi désastreuse, c’est qu’il oscille entre sa vision féodale de la société, sa propre victimisation et la certitude de son bon droit et une nécessité inhérente à l’élection présidentielle au suffrage universel qui lui impose de ne pas déplaire à un nombre significatif de ses électeurs potentiels, là où d’une certaine façon son intronisation s’est jouée dans une forme de suffrage censitaire (le corps électoral des primaires de droite s’étant révélé moins populaire, qu’âgé et aisé).

Plus que « Fillon, tiens bon », assumez la loi du seigneur, crie Barjot à la droite.

Et s’ils n’ont aucune pudeur à crier au vol, c’est parce que fondamentalement, ces partisans d’anciens régimes n’ont jamais admis aucune légitimité à d’autres qu’eux d’exercer le pouvoir. Dans leur esprit ce n’est pas une alternance qui doit se produire aux présidentielles mais une restauration.




2 Banalité : terme de féodalité désignant le droit du seigneur d'assujettir ses vassaux à l'usage d'objets lui appartenant et par métonymie, l'étendue du territoire soumis à cette juridiction. Source : Dictionnaire historique de la langue française. Le Robert.