samedi 31 janvier 2015

Charlie White : un ordre de plus en plus straight






Il n’aura pas fallu bien longtemps aux politiques pour s’exonérer de toute responsabilité dans la survenue des événements de janvier 2015. Et transformer le soutien à la liberté d’expression en injonction de sujétion à l’expression majoritaire.
Alors je suis effrayée. Oui. Par la rapidité avec laquelle, sous le règne de l’émotion, nous abdiquons en son nom pourtant, notre liberté critique.
Beaucoup s’étaient gaussé des Américains, bien prompts, selon nous, à se laisser embarquer dans les croisades bushiennes adossées à une vision manichéenne d’un occident pourfendeur du Mal. Mais nous voici à notre tour invités à nous draper dans nos certitudes morales et politiques d’incarner l’absolu démocratique.
Bien sûr notre liturgie est différente. Qui puise ses accents mythologiques dans notre conviction historique d’entraîner le monde vers les lumières. Voilà donc, la république en danger, qui nous appelle à rejouer Valmy, à retrouver dans les accents lyriques de Michelet la mobilisation d’un peuple qui refuse de se laisser dominer.
La très grande majorité de celles et ceux qui se sont proclamés et affichés Charlie l’ont fait, ce n’est pas discutable, en se réclamant de la solidarité, de l’ouverture à la différence et du refus de l’anathème.
Et le Je suis Charlie fut pensé à n’en pas douter comme une main tendue, un témoin viral assez flou pour se propager à grande vitesse et répondre au besoin immédiat de lien. De ces gestes qui relèvent de l’émotion pure, et ne visent qu’à apaiser une douleur. A conjurer la menace. Un geste simple. Universel. Mais précisément là, le bât blesse. L’assimilation en un seul terme de l’objet, des meurtres et de leur condamnation a entraîné mécaniquement une sanctuarisation de l’objet, se transformant en sommation à n’être qu’un et interdisant toute réflexion sur ce un.
Les mouvements sociaux ont ceci de particulier que leur sens ne se forme pas de l’agrégation des messages qu’entendent porter les participants. Il arrive souvent qu’ils servent à justifier exactement l’inverse.
Il ne s’agit pas ici de venir redoubler les textes qui ici où là s’efforcent de dénoncer et déconstruire en détail la tonalité des réponses gouvernementales, inscrites quasi unilatéralement dans le registre de l’autoritaire et du sécuritaire : répression judiciaire, militarisation de l’ordre public, renforcement des mesures d’exception et de la surveillance administrative de l’expression, etc., mais plutôt de m’étonner du silence relatif des associations gays et lesbiennes dans l’opération de récupération et de contrôle social qui est à l’œuvre.
Pour mieux effacer les conditions politiques et économiques qui produisent des soldats perdus et l’intérêt qu’il trouve à voir perdurer ces conditions, le gouvernement a choisi de prétendre que nous ferions face à un défaut d’autorité morale.
Sans aucune vergogne, il s’efforce d’organiser une focalisation sur l’école pour mieux faire accepter l’idée qu’il n’y aurait aucun facteur social à la fabrication de la violence. Avec dans ce mauvais remake des classes dangereuses, un premier rôle attribué aux enfants de l’immigration posés à priori en sauvages dépourvu de morale qu’il conviendrait de civiliser. Quoi de mieux que de faire porter la responsabilité de la violence de notre société sur ceux qui en pâtissent en premier lieu ? Et on n’est prié de ne voir là aucun amalgame, bien sûr. Peut-on se montrer plus cynique encore ?
Car il n’est pas question de s’intéresser aux conditions, moyens ou qualité de l’enseignement. Non, on nous annonce seulement le sacrifice de l’instruction au profit de la morale et du conditionnement, la confusion de l’éducation avec la rééducation. Ce que la responsable politique de la rédaction de France 2 a traduit sans artifice par la nécessité de « traiter » ceux qui ne s’y prêtaient pas de leur plein gré[1].
Donc plutôt que de traiter des causes, de s’interroger sur la faillite collective qui a conduit à ces meurtres odieux et des enfants français à s’imaginer un destin en assassins, on préfère occulter toute forme de dimension systémique. Et pour s’assurer de cette occultation, tant pis s’il faut traquer jusque dans les écoles primaires de potentielles mauvaises graines qu’on pourra désigner (mais toujours sans faire d’amalgame comme il se doit) à la majorité de la population qui elle, se veut exempte de toute responsabilité. Ajoutant ainsi aux discriminations, une nouvelle dose d’humiliation. Banalisant et autorisant un peu plus encore les stigmatisations à priori. Et justifiant à l’avance la surenchère de surveillance et de contrôle social à venir. Tout comme les violences islamophobes. Dont on s’accommodera comme de conséquences collatérales et inévitables. Justifiées par le deuil national !
Alors que nous ayons choisi de nous dire Charlie ou pas, nous sommes en train de nous faire enfler.
Où sont passés les messages d’amour, de bienveillance, d’écoute et de partage que souhaitaient opposer les manifestants au terrorisme ? la volonté de vivre ensemble ? Le refus de l’injustice ? et la célébration de la liberté d’expression ? On ne fabrique pas l’adhésion par la contrainte. Par la surenchère de contrôle. Par le refus de la différence.
Que ne résonnent notre colère et notre indignation devant cette dénaturation ?
L’union nationale est orchestrée politiquement pour n’autoriser qu’une seule partition.
Qui interdit l’analyse de nos politiques extérieures. Du racisme structurel et institutionnalisé. Qui s’exonère de lutter contre les discriminations. La différence est aujourd’hui suspecte. Le communautaire discrédité, accusé de dérive identitaire. Le savoir-faire associatif dédaigné. Quand il faudrait faire l’inverse, se tourner vers ces ressources vives.
Un seul message est toléré qui veut que pas une tête ne dépasse. Qui nous condamne au binaire du pour ou contre. Interdit le débat contradictoire et l’expression des désaccords. Désigne des hérétiques à la vindicte.
En tant que gouines et pédés, nous connaissons bien la violence de l’assignation à l’universel. Du refus de la singularité. De l’invisibilité imposée. Nous devrions être au premier rang du refus de cette offensive de la conformité.
Encore une fois il nous est asséné qu’il n’y aurait pas d’alternative. Ce serait la république autoritaire ou le terrorisme. Encore une fois nous sommes sommés de nous fondre dans un seul moule sous la menace. De nous plier à un seul modèle. Revoilà les bons français ! #NotInMyName.


« C'est justement ceux qui ne sont pas "Charlie" qu'il faut repérer, ceux qui, dans certains établissements scolaires ont refusé la minute de silence, ceux qui "balancent" sur les réseaux sociaux et ceux qui ne voient pas en quoi ce combat est le leur. Eh bien ce sont eux que nous devons repérer, traiter, intégrer ou réintégrer dans la communauté nationale. »
Nathalie Saint-Cricq (responsable du service politique de France 2), lundi 12 janvier 2015, France 2, journal de 13h.