lundi 14 octobre 2013

La mémoire, une arme au présent





Récemment le Centre gai et lesbien a sollicité mon témoignage quant à ses 20 ans, un appel à voyager dans ma mémoire, quasi concomitant à la lecture d’un article de Minorités[1] consacré à une exposition sur les cinq premières années du sida à New York.

Se souvenir !

Pour beaucoup de pédés et de gouines, l’interminable séquence mariage pour tous fut pénible en raison notamment du déversement massif de boues homophobes qui l’accompagna. Brutal ou larvé, il fut quasi quotidien sur près d’une année. Qu’il nous ait pris par surprise ou confirmé nos pires intuitions, peu d’entre nous peuvent prétendre ne pas en avoir été affectés.

Et le mardi 23 avril, tandis que l’Assemblée votait ce fameux texte au sujet duquel il y a tant à redire, une partie de la pédalerie française un œil sur ses écrans, l’autre sur les réseaux sociaux, échangeait en direct ses sentiments.

Soulagement, satisfaction, émotion. Larmes pour certains. Et pas toujours de bonheur. Dans l’ombre de cet instant, se tenaient de nombreux témoins disparus. Cette victoire, car à n’en pas douter, c’en était une, ses opposants l’ont voulu ainsi, n’aurait jamais été possible sans leur courage, leur volonté de se battre et leur refus du silence. Je veux parler des premiers militants contre le sida. Je veux parler de nos morts.

Leur absence nous déchire toujours le cœur. Et le silence qui entoure leurs combats est une insulte à la bravoure dont ils ont fait preuve. Aux souffrances endurées. Aux victoires qu’ils ont remportées. Aux droits qu’ils ont conquis.

Il y avait ce 23 avril, dans ces échanges pudiques de souvenirs, une dimension intime bien sûr, personnelle, mais aussi la conscience d’une douleur commune. Si difficile à extérioriser. Au point d’en négliger parfois que nous n’avons pas le droit de laisser le voile de l’oubli ensevelir ces hommes et ces femmes qui de leur vivant ont refusé qu’on les emmure dans la dissimulation.

Une exposition comme celle de New York ? A Paris ? Silence. Delanoë n’a rien vu à Paris. Rien.

Si nos dirigeants ne font preuve d’aucune volonté d’honorer la mémoire de ces combattants, s’ils ne souhaitent pas exposer combien l’engagement des réprouvés a permis de changer la nature de la bataille et afficher que c’est dans la lutte que se sont arrachés les progrès, thérapeutiques, sociaux, et juridiques, c’est parce qu’ils souhaitent nous raconter une autre histoire.

Une histoire où nous devrions nos droits à leur grande mansuétude, une histoire verticale où du haut de leur position, les politiques accordent et les citoyens expriment leur gratitude, tandis que des capitaines d’industrie s’enrichissent sans autre devoir que les profits de leurs pairs.

Une histoire dans laquelle, ils imposent leurs experts, verrouillent les cadres de discussion et dictent leur agenda. Font passer l’orthodoxie pour l’unique possible.

C’est à cette pratique du pouvoir, conservatrice et confiscatoire que s’est opposée une conception de la politique à la première personne, liant émancipation individuelle et émancipation collective, coalition des minorités pour lutter contre les discriminations et les inégalités structurelles.

C’est à ce jeu de rôles bien rodé que les malades et leurs proches se sont attaqués. Exigeant une redistribution des responsabilités et des engagements.

Refusant un système de valorisation du bénévolat contingenté à l’accompagnement des malades. Un système de classe, sexué, racisé, où des hommes hétérosexuels, blancs et riches s’accaparent le pouvoir tandis que femmes et exclus travaillent gratuitement à compenser le coût de leurs décisions.

Le sida, de fait, a amplifié le mouvement d’émancipation politique des gays. Confrontés à une épidémie dont l’Etat (et ce quelle que soit la couleur politique des gouvernements) ne prenait pas la mesure, confrontés à des enjeux qui les dépassaient individuellement et dont les conséquences étaient directement mortelles, les gays ont dû s’unir et se politiser. Pour lutter contre la maladie et sa propagation, ils n’avaient pas d’autre choix que de combattre les hiérarchies héritées du système politique, du pouvoir médical, et de l’ordre hétéropatriarcal.

Cette mobilisation ne s’est pas contentée d’apporter une réponse identitaire. Elle a également fait preuve de solidarité et s’est efforcée de répondre à l’échec patent d’un universalisme d’apparence par des stratégies concrètes d’alliances opposant à une prétendue fatalité et à la démission des responsables de la santé publique, la dénonciation de causes structurelles et une volonté transformatrice.

D’aucuns aujourd’hui souhaiteraient, jusque dans nos rangs se démarquer de cette histoire, ou du moins la relativiser, comme si désormais elle les encombrait.

J’ai en mémoire par exemple un Stéphane Martinet, aujourd’hui conseiller de Paris et adjoint au Maire du 11ème arrondissement, écrivant sur le site de Yagg ce printemps, qu’Act Up n’avait historiquement pas apporté grand chose tout compte fait.

La seule accélération de la mise à disposition des malades des antiprotéases en 1996 suffirait à lui répondre, sans laquelle nombre de mariage qu’il entend célébrer aujourd’hui n’aurait jamais eu lieu, les futurs mariés morts en ces funestes années.

N’en déplaise à ceux qui souhaitent s’en distancier, s’il est important de ne pas confondre lutte contre le sida et revendications LGBT, ne pas nier leur articulation ne l’est pas moins.

Politiquement, se souvenir de l’histoire de la lutte contre l’épidémie dans ce pays, c’est aussi se souvenir que nous avons déjà dû batailler très durement contre des gouvernements de gauche pour qu’ils prennent les mesures qui s’imposaient.

Se souvenir de cette lutte, c’est se revendiquer acteur d’un processus de transformation sociale et non, en récipiendaire de quelques privilèges accordés au compte-goutte.

Se souvenir de cette lutte, c’est refuser les excuses circonstanciées pour justifier de l’exclusion de populations désignées comme responsables par essence de leur statut d’exception.

En traitant de nos revendications en autant de sujets indépendants les uns des autres, le Parti socialiste, entend se dispenser de réformes en profondeur des mécanismes d’exclusion qui structurent la société. Il entend ne traiter que de symptômes, sans jamais s’attaquer à la source.

Et peu importent les privilèges dont on pense pouvoir profiter individuellement, accepter de surseoir à nos revendications revient à affirmer qu’il nous est acceptable que des droits ouverts à d’autres nous soient refusés au prétexte de notre orientation sexuelle. Quand nous sommes les premiers à accepter l’homophobie, il n’est pas très étonnant que d’autres la trouvent légitime, y compris dans des versions plus brutales.

En agissant ainsi, non seulement nous nous portons préjudice à nous-mêmes, mais nous nous désolidarisons de tous ceux qui ne renoncent pas à exiger des politiques une véritable volonté réformatrice.

Les associations de lutte contre le sida ont toujours posé la solidarité entre exclus et l’articulation de leurs revendications au cœur de leur mobilisation, elles n’y ont souvent réussi que partiellement, mais elles n’ont jamais dévié de cette certitude : c’est dans le respect et la fierté de nos identités respectives que nous pouvions agir au profit de tous.

Alors commençons par respecter notre propre histoire.

Ne nous en laissons pas déposséder par ceux qui voudraient l’effacer ou la réécrire pour justifier leurs désengagements.

Il ne s’agit pas de nous inventer des héros. Encore moins de bâtir des mythes, ce qui reviendrait à enfermer ces hommes et ces femmes qui se sont battus dans les placards de l’histoire. Des placards dorés mais des placards quand même.

Il s’agit simplement de nous saisir des outils qu’ils nous ont légués, eux qui avaient choisi de ne pas se taire, pour à notre tour, refuser que d’autres décident à notre place de nos vies.

A l’heure où l’état revoit à la baisse les crédits de lutte contre le sida en se servant des compétences acquises par les associations pour leur faire porter la charge de la lutte,

A l’heure où le Parti socialiste entend honorer ses engagements de campagne non en se référant à des principes mais au gré de son évaluation climatologique des rapports de forces politiques,

A l’heure où un ministre de l’intérieur qui se prétend de gauche, à l’exemple de ses prédécesseurs fait expulser sans vergogne des malades étrangers et assigne des vocations à des populations en fonction de leur origine,

Ne pas oublier les combats antérieurs aux nôtres, c’est aussi nous permettre d’en évaluer les apports comme les limites, nous permettre d’inventer les ressources nécessaires aux combats d’aujourd’hui.



[1] http://www.minorites.org/index.php/2-la-revue/1505-aids-in-new-york-lexposition-inesperee.html

1 commentaire:

  1. l'histoire est toujours construite par le petits, et ce sont les politiques qui la récupèrent à leur profit! tu as raison il ne faut jamais baisser la garde!!

    RépondreSupprimer