Pourquoi
la proposition de loi contre le système prostitutionnel déchire-t-elle les mouvements et
associations féministes ? Et au-delà pourquoi, provoque-t-elle de tels
débats et interrogations dans la société française ? Pourquoi est-elle
dénoncée par l’ensemble des associations communautaires et de santé ?
Comment
une loi se présentant comme un outil de lutte contre les réseaux de traite et
d’esclavage d’une part et de protection des personnes se prostituant ne
suscite-t-elle pas le consensus sociétal que ces deux promesses
auguraient ?
Confrontée
à ces questions, j’ai choisi d’en revenir au texte.
Voici
les réponses que j’y ai trouvées. Ou pour être exacte, qui justement n’y sont
pas.
Et
tout d’abord les prostituées. Les prostituées n’existent pas dans ce texte. Et
encore moins les travailleurs du sexe. N’existent que les victimes de la
prostitution.
Guy Geoffroy, président de la commission
spéciale chargée d’examiner le texte, l’énonce très clairement, « notre
proposition de loi … les définit comme des victimes de la traite des êtres
humains, exploitées par des réseaux comme c’est le cas pour 85 % ou
90 % d’entre elles. »[1] Quant à
celles que ne contrôlent pas les réseaux, elles « se sont trouvées
réduites à la prostitution, tout en croyant qu’elles avaient la liberté de le
faire. »
De
cette définition découle la logique du texte, qui ne prévoit donc pas
d’améliorer la protection des personnes qui se prostituent mais de libérer des
victimes de la prostitution.
Cette
définition induit deux corollaires. Une disqualification de la parole des
personnes se prostituant tant qu’elles se livrent à la prostitution et le refus
de mesure sécurisant l’exercice de la prostitution.
Ainsi
Maud Olivier, rapporteure du texte, n’hésite pas à répondre lors des débats à
Sergio Coronado à propos d’un amendement qui ne conditionnerait pas la
délivrance d’un titre de séjour à la sortie de prostitution : « Avec
ce que vous proposez, monsieur Coronado, ces personnes ne seront nullement
incitées à sortir de la prostitution : au contraire, elles pourraient
continuer à se prostituer. Les effets de vos amendements seraient donc
totalement inverses à ceux que nous recherchons »[2].
Deux
articles sont censés néanmoins améliorer la situation des prostituées en tant
que telles : l’abolition du racolage, une mesure importante, déjà votée
par le Sénat et l’article portant sur l’interdiction d’achat d’acte sexuel. Cet
article étant le véritable cœur du texte, j’y reviendrai ultérieurement.
Un
amendement du gouvernement est venu s’ajouter lors de l’examen du texte en
séance portant sur la responsabilité de l’État à mettre en place une politique
de réduction des risques en direction des personnes prostituées visant à
prévenir infections sexuellement transmissibles et les dommages sanitaires,
sociaux et psychologiques liés à l’activité prostitutionnelle. Une politique
dont les orientations devront encore être définies par un document national de
référence approuvé par décret.
On notera
cependant que si la mesure d’abolition du racolage public est une nécessité
absolue et fait consensus, les prostituées pourront encore être repoussées hors
des regards par des arrêtés municipaux
visant à interdire ou restreindre leur présence sur la voie publique. Et les
forces de police en appeler au code pénal qui punit l’exhibition sexuelle.
Le
deuxième aspect qui aurait dû recueillir un soutien consensuel concerne la
lutte contre les réseaux de traite et d’esclavage. Là encore ce sont deux
articles qui sont censés en améliorer les modalités : encore l’article
portant sur l’interdiction d’achat d’acte sexuel qui serait supposé tarir les
ressources des dits réseaux et les amener mécaniquement à disparaître (ou à se
recycler ?) et l’article premier portant sur l’économie numérique. Cet
article dont l’efficacité est contesté, a largement été émondé en séance
publique. Désormais il instaure une obligation de signalement des contenus qui
relèvent de la prostitution, du proxénétisme et de la traite aux fournisseurs
d’accès et aux hébergeurs de sites. Outre qu’il risque plus de pénaliser les
prostituées indépendantes que les réseaux qui opèrent à partir de sites situés
à l’étranger et sont en capacité de se réorganiser quasi immédiatement, un
texte similaire relatif aux sites pédopornographiques attend toujours une
publication de ses décrets d’application. Enfin sans moyens supplémentaires
affectés à la lutte contre la cybercriminalité, son efficacité restera très
faible.
Enfin cet
article est le seul du texte à proposer des mesures de lutte contre les
réseaux. Sans être particulièrement adepte de politiques répressives, on notera
qu’il n’est nulle part fait état dans cette proposition de loi de renforcer la
coopération internationale en matière de lutte contre la criminalité organisée,
ni de renforcer les moyens concrets (effectifs, matériels, budgets) accordés au
démantèlement des réseaux mafieux et de leurs multiples articulations y compris
financières. Et ceci alors même qu’aussi bien Maud Olivier[3] que Manuel Valls[4] ont reconnu que les moyens actuels ne
permettaient pas de « lutter efficacement contre les réseaux de
proxénétisme ».
Protection
des prostituées, lutte contre les réseaux de traite (j’emploie cette expression
mais les promoteurs du texte sont souvent bien plus vague englobant sous le
même terme aussi bien des réseaux d’esclavages que des réseaux d’immigration clandestine), en fait le texte de loi repose
essentiellement sur la mesure de pénalisation des clients.
Formule
magique supposée résoudre l’équation : « Sans clients, il n’y a
pas de prostitution ; sans demande, pas de besoin d’organiser le commerce
humain »[5] nous dit
Marie-George Buffet.
En
fait, cette proposition de l’interdiction d’achat d’acte sexuel témoigne d’une
abdication devant la faible implication de l’Etat dans une lutte concrète
contre les réseaux criminels et l’absence de moyens mobilisés. Mais plutôt que
de dénoncer cette hypocrisie gouvernementale et cette impuissance si ce n’est
organisée, au moins consentie, les promoteurs de la proposition de loi ont
préféré s’en accommoder en échange d’un soutien symbolique à leur mesure-phare.
On
comprend aisément pourquoi le gouvernement se satisfait volontiers d’un tel
déplacement qui le dédouane de ses responsabilités en les imputant aux clients.
Mais
quelle peut être l’efficacité de la mesure ? On nous donne en exemple la
Suède. Du côté des tenants de la pénalisation des clients, on brandit des
constats qui montrent une baisse de l’activité prostitutionnelle (de rue) et
des réseaux qui s’exilent. Les opposants à la pénalisation s’appuient sur des
études qui démontrent l’inverse. La police suédoise déclare en quelques mois
tout et son contraire.
Devant
de telles contradictions, la plus élémentaire prudence recommanderait de ne pas
nous présenter, comme le font nos députés porteurs de cette loi, l’expérience
suédoise comme une réussite probante.
D’autant
que deux éléments non négligeables portent à la circonspection. Les échecs
patents des politiques de prohibition dans d’autres domaines. Mais surtout
l’unanimité du Programme des Nations Unies
pour le développement (PNUD), de
l’Organisation mondiale de la santé (OMS), de l’Onusida, du Conseil National du Sida (CNS), de la Commission
Nationale Consultative des Droits de l’Homme (CNCDH) et de la quasi totalité
des associations de terrain (Médecins du Monde, Arcat, Act Up-Paris,
le Planning familial, Aides, le Strass, Les amis du bus des femmes,
Grisélidis, Cabiria, Acceptess – T, OUTrans, etc)
à condamner le principe de la pénalisation du client.
Toutes
et tous décrivent les conséquences prévisibles et gravissimes d’une telle
mesure : la pénalisation éloignera les personnes qui se prostituent des
structures de soins, de dépistages et de prévention, d’accès aux droits. Ne
fera qu’accroître isolement, précarité et vulnérabilité. Augmentera les
violences auxquelles elles sont exposées. Et loin d’affaiblir l’emprise des
réseaux de criminalité accentuera au contraire leur emprise.
En
réponse, les partisans de la proposition de loi font valoir que la prostitution
n’est plus tolérable et que leur loi comporte un volet social. Mais celui-ci ne
concerne en réalité et exclusivement que les prostituées engagées dans un
parcours de sortie de la prostitution.
Qui
plus est, ce volet est extrêmement pauvre et son financement très incertain.
Pour
celles qui sont en situation irrégulière (dont on nous dit qu’elles
représentent l’immense majorité) il est prévu de leur accorder des
autorisations provisoires de séjour de 6 mois renouvelables sous la
responsabilité du préfet qui devra notamment s’assurer qu’il n’y a pas de
troubles à l’ordre public, une notion suffisamment vague pour laisser place à
toutes les interprétations.
La
carte de séjour temporaire de celles qui dénonceraient leurs proxénètes sera
désormais renouvelée pendant toute la durée de la procédure pénale. Est-ce à
dire qu’elles seront expulsées une fois la procédure terminée ?
En
ce qui concerne les ressources, il est prévu de leur accorder une allocation
temporaire sur le modèle de l’allocation temporaire d’attente (sensiblement 300€
par mois, soit bien inférieure au seuil de pauvreté) et financée comme le reste
des mesures par un fonds dont la Ministre des droits des femmes promet qu’il
sera de 20 millions d’euros. Mais en fait, elle admet elle-même ne pas savoir
quand il sera voté, dans un projet de loi de finances rectificative (à la loi
de finances 2014 d’ors et déjà adoptée en première lecture et qui ne prévoit
pas ce fonds) ou dans le projet de
loi de finances pour 2015 ? et si ce n’était pas le cas, il faudrait se
contenter de crédits dix fois moindres ! ou de compter sur les
contraventions des clients et les saisies des biens des proxénètes !
En
définitive, cette loi qui prétend lutter contre les réseaux de traite, protéger
les prostituées et favoriser la sortie de prostitution pour celles qui le
désirent ne fait que le prétendre.
Elle
ne mobilise aucun moyen concret de lutte contre les réseaux d’esclavage et
entretient la confusion entre réseaux de traite et réseaux d’immigration. Elle
ne se propose en aucune façon de lutter contre les conditions sociales et
politiques qui favorisent le développement de la prostitution.
Elle
abroge le racolage, mais persiste à encourager la répression et la
stigmatisation des prostituées. Elle se refuse à toute politique garantissant
réellement l’accès aux droits aussi bien aux personnes se prostituant qu’à
celles tentant de quitter la prostitution et oppose artificiellement ces deux
objectifs comme s’il n’était pas possible de protéger à la fois les unes et les
autres. Il n’existe pas une prostitution mais des prostitutions.
Les
prostituées, les travailleurs du sexe, ne doivent pas être les premières
victimes de la lutte contre la prostitution, commençons par les écouter.
[1]
http://www.assemblee-nationale.fr/14/cri/2013-2014/20140088.asp
[2] http://www.assemblee-nationale.fr/14/cri/2013-2014/20140089.asp
[3]Rapport de Mme Maud Olivier, au nom de la commission
spéciale chargée d’examiner la proposition de loi (n° 1437), renforçant
la lutte contre le système prostitutionnel. http://www.assemblee-nationale.fr/14/rapports/r1558.asp
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