Il y a une dimension franchement réjouissante dans l’enthousiasme
qu’a provoqué dans nos réseaux la sortie sur les écrans français du film Pride. A lire les commentaires qui l’ont accompagnée, on
pourrait même croire que l’immense majorité des gays et des lesbiennes seraient
de fervents apôtres de ce qu’il est désormais convenu d’appeler la convergence
des luttes.
Que cette sortie en France intervienne après plus de deux ans de
désillusions et d’éprouvant matraquage homophobe n’y est certainement pas
étranger. Elle tombait à point nommé pour répondre à un besoin évident de
comédie, d’insertion et de fierté, un besoin d’autant plus criant qu’elle
coïncidait quasiment avec l’énième remontée de lait fielleux de la Manif
pour tous. D’ailleurs il semble qu’au
crépuscule de ce dernier tapage dominical, nombre d’entre nous aient eu l’idée
d’effacer de leurs rétines les images odieuses qu’ils n’avaient pu éviter dans
la journée en raison du gracieux concours apportés par les chaînes d’infos
continues en allant voir ou revoir la comédie britannique. Ainsi nombre de
séances ont semblé afficher complet.
Et quelle meilleure réponse en effet, au sentiment d’impuissance que
de se regarder, de se projeter en acteur de la résistance face au
conservatisme ? Héros plutôt que cible.
A s’y attarder, ne tient-on pas là (une fois écartés la critique
cinéphile et le constant déficit de représentation de l’homosexualité), l’une
des clés du succès du film ?
Sur le fond, ne devrait-il pas plus à sa qualité thérapeutique, forme
de baume sentimental, qu’à une adhésion politique profonde et concrète à ses
enjeux.
Qu’on ne s’y trompe pas, il n’est pas question pour moi de
sous-estimer l’importance de la transmission mémorielle et la salutaire
nécessité d’imposer des traces visibles de nos histoires dans l’imaginaire
commun. Au contraire. Il me semble que c’est une bataille cruciale et trop
souvent négligée.
Cependant, force est de reconnaître aussi que la convergence de nos
jours, à l’exception d’initiatives embryonnaires vite essoufflées faute de
relais, emprunte beaucoup au vœu pieu et peu aux traductions palpables. On y
peine à dépasser les généreux et généraux slogans désincarnés.
Nous avons le choix au regard du rappel de ces luttes passées – dont
il faut souligner aussi qu’elles furent ultra-minoritaires – de nous contenter
de les ériger en glorieuses étoiles mortes ou de nous intéresser à leur
potentiel questionnement contemporain.
L’engagement de pédés et de gouines aux côtés des mineurs en grève ne
relevait pas de l’émotion ni de l’humanisme mais d’une analyse idéologique. Il
ne s’agissait pas de défendre des valeurs abstraites dans un défilé
incantatoire ni de se conduire en dames patronnesses un peu exotiques,
échangeant le missel contre la follitude mais d’élaborer les conditions
politiques d’une opposition commune à la manifestation aiguë d’une violence
systémique.
Alors éloignons-nous quelques instants de l’image quasi romanesque de
pédés et de gouines, avant-garde héroïque des solidarités transversales, pour
en revenir à un présent moins enchanteur.
Il ne suffit pas de vouloir s’opposer à notre oppression pour faire
de la politique. Ce n’est pas totalement inexact mais néanmoins un peu court.
Et me semble-t-il cette question de la politique est au cœur de nos difficultés
d’aujourd’hui. Ou plus exactement la dépolitisation de nos combats.
S’il y a un
enseignement que nous devrions tirer de la mobilisation de la Manif pour
tous, c’est que les conditions de nos
existences sont subordonnées à des rapports de force idéologiques. Les avancées
conquises, les promesses d’une gauche d’opposition, la soif d’intégration (et
ne soyons pas naïfs non plus, nombre d’entre nous n’ont pas d’autre ambition
que de faire corps avec les classes dominantes) ont contribué à nous le faire
oublier et à nous illusionner.
A force de
seriner la chansonnette de l’égalité, de nous en référer aux droits humains,
aux grandes valeurs prétendument portées par cette gauche, nous avons confondu
professionnalisation (au sens d’acquisition de compétences) et nous en
rapporter au système pour qu’il se réforme. Subordonnant sa critique à la
perspective de nous y intégrer et/ou la différant à des échéances futures. Ce
faisant, nous n’avons fait que nous affaiblir en tant que corps indépendant,
potentiellement contestataire et novateur.
L’indigence
socialiste et l’obscurantisme en action se sont chargés de nous rappeler à
l’ordre. Et nous voilà coincés dans un paradigme inefficace, qui oppose bons
sentiments de gauche contre bon sens de droite. Nos aspirations et nos vies
exfiltrées, renvoyées au mieux à une anecdotique périphérie quand nous aurions
pu en faire l’élément d’une dynamique de transformation globale.
Comble de l’ironie, au vu de l’énergie qu’elle déploie à nous
éliminer du paysage, la droite réactionnaire semble être celle qui a le mieux
compris ces enjeux. Et l’intérêt de faire valoir l’impact sur la société toute
entière de réformes qui au premier abord ne semblent concerner que nous.
Nous en revanche, continuons à insister sur l’idée qu’elle ne ferait
que nous ouvrir des droits et à refuser d’envisager l’opposition et les
réticences en termes conflictuels. Nous conforte dans ce choix l’idée que la
majorité de la population serait plutôt favorable aux évolutions que nous
réclamons. Certes. Mais de fait nous renonçons à impliquer cette majorité
au-delà d’une vague indifférence relativement bienveillante, là où seraient
nécessaires des actes et de la volonté pour déverrouiller les blocages que
s’efforce de solidifier la minorité active de nos opposants.
Cette référence constante au droit finit par devenir tautologique, la
revendication, entre personnes de bonne composition, vaudrait en elle-même
justification. Et nous cantonnons notre discours à la résolution (nécessaire)
de difficultés matérielles et à la morale (l’égalité, c’est bien ;
l’exclusion c’est mal) mais nous sommes absents du rapport de force. Ainsi nous
contribuons nous-même à minimiser le fait qu’il y a bien en cours un
affrontement idéologique substantiel dont l’enjeu nous dépasse et n’est rien de
moins que la reconduction de la domination conservatrice sur l’organisation
sociale dans son ensemble.
Rendre possible l’action des politiques, c’est les convaincre qu’ils
auraient à y gagner ou à tout le moins que le prix de leur inaction serait
douloureux. A ce compte-là, les menacer d’une abstention d’un électorat LGBT
(même s’il était constitué) s’apparente une plaisanterie.
La convergence des luttes dans cet esprit relève donc d’un nécessaire
et salutaire égoïsme. Et l’âpreté des luttes des minorités politiques ne fait
qu’en renforcer l’exigence.
Une exigence concrète et oui presque égoïste. Parce que
seuls, nous ne pesons pas. Mais aussi parce que nous n’existons pas ex-nihilo,
n’en déplaise à certains qui voudraient opposer artificiellement homos et
classes populaires, réformes de société et politiques économiques et inscrire
dans l’imaginaire collectif qu’il n’y aurait de gays que privilégiés.
Dans la
réalité, les vulnérabilités s’ajoutent les unes aux autres et renforcent leurs
effets. Eliminer des sources de fragilisation ou des obstacles à l’autonomie
(économique, politique et affective) ne peut que permettre de mieux assumer son
orientation sexuelle ou son identité de genre et de résister aux pressions,
discriminations et violences qui s’exercent sur l’individu en raison de
celles-ci.
Plus l’accès
au logement, à l’éducation, au travail est compliqué, plus il peut être délicat
de faire son coming out. Et inversement comment se défendre, comment porter
plainte, en cas de discrimination ou d’agression si tu risques d’y laisser ton
job, ton appart, tes solidarités familiales ?
Une exigence politique. Parce que les discriminations et la
vulnérabilité des individus sont politiquement et socialement organisées. Et si
elles peuvent paraître au premier regard sans liens apparents, elles sont en
fait le résultat d’une même logique qui permet à quelques-uns de s’approprier
richesses et privilèges aux dépens d’une majorité dont on organise la précarité.
Maintenir des
individus dans des statuts de fragilité par rapport à la norme (lié à leur
identité sociale, leur situation économique, leur origine, leur sexe ou leur
orientation sexuelle), c’est les empêcher y compris matériellement de remettre
en question individuellement et collectivement les conditions de vie qui leur
sont faites et les institutions qui les produisent.
Ce sont les
mêmes forces qui s’opposent aux luttes sociales, économiques et sociétales, au
service d’un même système de domination. La fragmentation des luttes permet de
mieux les juguler, voire de les opposer artificiellement et de maintenir un
équilibre favorable au maintien de ce système.
En outre, la
casse des solidarités qu’elles soient politiques ou publiques permet de
proposer en leur lieu et place des alternatives commerciales dont l’objectif
premier devient la rentabilité au profit de leurs actionnaires et ne
bénéficient qu’à une minorité en capacité de se les offrir. Une organisation
qui en retour, contribue à conforter encore la dynamique inégalitaire de la
société.
Alors le succès de Pride
était-il cinématographique ? Thérapeutique ? Ponctuel ?
Flattait-il seulement nos fiertés malmenées ? Ou portons-nous vraiment le
désir de nous opposer à cette dynamique inégalitaire dès lors qu’elle ne nous
agresse pas au premier chef ? Et l’oublions-nous dès qu’elle s’éloigne un
tant soit peu de nos personnes ? Une occasion nous est donnée de répondre
dès le 18 octobre prochain. LGBT, psalmodions-nous. Ce jour-là à Paris, les
trans et les intersexes, qui plus encore que les pédés et les gouines paient le
prix des reculs des gouvernements socialistes seront dans la rue pour essayer
d’arracher au moins le changement d’état-civil libre et gratuit sans condition
médicale ni homologation par un juge.
Allons-nous faire front ?
samedi 18 octobre 2014, 18ème Existrans,
la marche des personnes trans et intersexes
et des personnes qui les soutiennent,
au départ de Stalingrad à 14 h
http://existrans.org/