Posons d’entrée cette donnée, je
n’ai pas vu La vie d’Adèle. Et je n’ai
pas l’intention de la voir. Pour des raisons qui me sont très personnelles et
n’ont pas grand-chose à voir avec les polémiques. Il se trouve que je suis
plutôt adepte d’un cinéma fondé sur l’art de l’ellipse aux antipodes de la
méthode Kechiche. Qui plus est, là encore à titre individuel, si un scénario
mettant en scène des lesbiennes adultes assumant leur sexualité m’aurait sans
doute intriguée, je suis lasse des histoires d’enfants et/ou d’initiation.
Faute de grives ? Je n’ai
pas pris goût aux merles.
Donc je me moque de Kechiche. Et
de La vie d’Adèle. Non sujets pour moi.
Mais à l’origine de nombreuses prises de paroles de lesbiennes. Ce sont ces
réactions et discussions que j’ai vu se multiplier et accompagner la sortie du
film qui m’intéressent.
Non pas tant en ce qu’elles
disaient de l’objet film, mais plutôt par ce qu’elles suscitaient de production
de discours, de réflexions et de représentations de lesbiennes sur leur
sexualité et l’image qui en est projetée. Où et comment s’articulent ces
positions, voilà qui m’excite davantage que le film.
Nombre de critiques qui se sont
élevées exprimaient un sentiment de trahison. Fondé d’une part sur l’écart
entre le film et la bande dessinée[1]
dont s’est inspiré le cinéaste et d’autre part sur les différences produites
par un regard hétérosexuel masculin en lieu et place d’un point de vue
homosexuel féminin.
Ce sentiment me semble-t-il était
inévitable. Comment un réalisateur pourrait-il faire autre chose que de
s’approprier son sujet et parler de là où il regarde le monde ?
Que
Kechiche fasse des choix d'homme hétéro, je ne sais comment il pourrait
autrement. Pour ce qui est de l’impact de ces choix sur l’objet-film et la
qualité de celui-ci, j’en laisse l’analyse à celles et ceux qui l’ont vu.
En revanche, d’un point plus
général, trois éléments viennent à mon sens nourrir la frustration des
lesbiennes déçues.
1/ la rareté des images et des
représentations des lesbiennes dans les circuits grand public
2/ la
quasi-inexistence de représentations produites par des lesbiennes dans ces
mêmes circuits. Et comme l’a très bien pointé, Emilie Jouvet, "Ce
qui est tabou encore aujourd’hui n’est pas le sexe, mais bien les images, les
films et les discours spécifiques créés par les femmes (et les minorités) sur
leurs propres sexualités."[2]
3/ La prétention revendiquée par
Kéchiche au réalisme, jusque dans des scènes de cul.
Or
non seulement, les images produites par des lesbiennes sont rares mais en en
revanche les images hétéro porno pullulent. Dès lors, cette question de la
représentation revêt une charge affective et politique indéniable. Et encore
une fois, la représentation de leur sexualité – ce qui revient pour beaucoup de
femmes à leur intimité – n’est portée à l’écran qu’à travers un regard, et donc
des fantasmes masculins.
L’ambition
affichée de coller au réel sème un peu plus le trouble, car sans même
questionner la crédibilité de ces scènes (dont encore une fois je ne dirais
rien sans les avoir vues), du réel au vrai, la frontière est faible.
Rapidement,
c’est à l’aune de sa vérité, à travers son expérience et son histoire que
chacune est tentée d’évaluer la représentativité de la mise en scène du désir
et de sa réalisation.
" Est-ce qu’un point de vue lesbien aurait fait la
différence" feignait de s’interroger Marie-Hélène Bourcier dans
sa chronique radio[3] pour Bang Bang le mag des genres[4]
avant de répondre par l’affirmative. Sans aucun doute, tant dans le
travail cinématographique que sur cette question de la représentativité. Ainsi
que Marie-Hélène l’argumentait "20 ans de festivals lesbiens et certains films grand public américains" notamment ceux qui se sont attachés à intégrer des
lesbiennes à leur projet, en ont fait la preuve.
Pas forcément mieux, mais
différent c’est certain. Une production quelle qu’elle soit porte la marque de
son auteur. Impossible de ne pas lier une œuvre aux conditions qui ont rendu
possible sa production. Autant l’hétérosexualité masculine du réalisateur ne
peut, en soi, discréditer son travail, autant elle ne peut être sans influence,
négative comme positive. Comment se traduit-elle dans le film, il ne serait pas
inintéressant que les critiques nous le montrent.
Demeure qu’avec une réalisatrice
lesbienne aux commandes du projet, la question de la légitimité de ses choix se
poserait en d’autres termes. Tout autant objet de critiques, d’élans et de
déceptions, le film aurait été renvoyé à la singularité de son auteur. Regard
d’une lesbienne et non des lesbiennes.
Or, dans le cas de La vie
d’Adèle, à cette question de légitimité
sont venues s’ajouter les sorties médiatiques de Léa Seydoux[5]
se démarquant de son rôle et une campagne de promotion centrée sur l’universalisme
du film. Le mot lesbienne, comme le remarquait fort justement la journaliste
Alice Coffin, n’étant quasi jamais prononcé.
Additionnons le fait que la BD
dont s’est inspiré le film, était, elle, écrite par une lesbienne, que cette BD
avait connu un franc succès auprès des gouines et que le film s’en éloigne
assez librement, et nombre d’éléments sont réunis pour expliquer la fréquente
manifestation dans les commentaires d’un sentiment de dépossession.
Un sentiment encore nourri par la
conviction qu’un projet similaire présenté par une lesbienne n’aurait sans
doute pas trouvé les appuis et les financements nécessaires pour voir le jour.
Le fait d’être porté par un mâle hétéro garantissant aux yeux des producteurs
un pseudo universalisme, là où le projet d’une réalisatrice sera renvoyé au
particularisme.
Et on en revient à une situation
que les gouines connaissent bien : quand la société française ne les
rejette pas purement et simplement dans l’ombre, c’est pour ne leur accorder
que de se voir à travers une image façonnée par d’autres qu’elles.
Les politiques de production
culturelle sont ainsi établies qu’elles les excluent des processus de création,
leur interdisant de fait de participer à leur propre représentation et confiant
à des hétérosexuels la tâche de montrer ce qu’est une lesbienne. C’est-à-dire
en réalité, même avec les meilleurs sentiments du monde, ce qu’imagine un
hétéro d’une lesbienne ou ce qu’il entend qu’elle soit.
Bref
une mineure. Car comment appeler autrement une personne dont on juge que
d’autres qu’elle-même sont mieux qualifiés pour parler en son nom ?
Une
autre information apporte du grain à ce moulin de la minoration. Que penser de
la décision du CNC[6] de
n’interdire La vie d’Adèle qu’aux moins de 12 ans (avec avertissement) quand
les critères habituels (sexe masculin en érection, sexes féminins en gros plan,
scènes de sexe explicites) pris en compte par la commission de classification du
CNC auraient dû plus logiquement conduire à une classification d’interdiction
aux moins de 16 ans ?
Interrogé
par Ariane Nicolas (pour son blog Contre Champ[7] consacré au cinéma), Gauthier
Jurgensen, membre de la commission du CNC justifie ainsi cette décision : "Le
spectateur est effectivement un peu piégé par ces images [les scènes de sexe]. Après, nous avons la garantie
qu'il s'agit de deux adultes consentantes [sic],
et qu'elles ont simulé, d'où l'interdiction aux moins de 12
ans. L'avertissement signale principalement la longueur des scènes de sexe."
Arguments pour le moins
surprenants ! Questionné sur la crudité des scènes, Gauthier Jurgensen répond consentement. Par quel
raccourci passe-t-on de scènes de sexe explicites à la question du viol ?
N’y
aurait-il pas là l’irruption d’un impensé têtu ? La conviction au fond que
deux femmes ne peuvent librement coucher ensemble ? Ou tout au moins, une
telle difficulté à l’admettre qu’il faut en vérifier la réalité ?
Heureusement, ce n’est que simulation !
Plus consternant encore, le
consentement semblant se rapporter dans la réponse de Gauthier
Jurgensen aux actrices et non aux personnages, j’ose espérer qu’il a
conscience, puisqu’il semble dans son esprit nous parler de viol et non de
représentation du viol, qu’au cas où les actrices n’auraient pas été
consentantes, il s’agirait d’un crime relevant de la justice et non de la
classification d’un film.
Mais
revenons à cette classification, pourquoi La
vie d’Adèle est-elle interdite aux moins
de 12 ans quand cet été, L'Inconnu du lac
d'Alain Guiraudie s’est vu gratifié d’une interdiction aux moins de 16 ?
Nul
machisme là-dedans nous assure Jurgensen. Simplement, les scènes de sexe de
l’Inconnu du lac sont "clairement
non simulées". Tout est dans le clairement !
Il ne
s’agit pas de protéger le jeune spectateur/trice de ce qu’il voit, mais de la réalité
de ce qu’il voit.
Il
n’y a donc pas de problème à le laisser regarder des scènes de sexe entre deux
femmes tant qu’il ne peut imaginer que ce qu’il voit pourrait être vrai. Voilà la
"différence fondamentale"selon le CNC.
Et
pour bien nous persuader qu’il n’y a rien de sexiste dans cette différence de
traitement entre les deux films, et surtout entre les regards posés sur la
nudité et la sexualité des femmes et celles des hommes, le représentant du CNC
en appelle à l’amour.
Il
s’agirait de ne pas confondre un film sur la sexualité, L'Inconnu du lac,
avec sa "vision brutale du sexe" et La vie d’Adèle qui
"raconte la découverte de l'amour
d'une façon plus générale."
Ah l’amour ! capote de
l’androcentrisme !
(à suivre) …
En attendant, vous pouvez vous rendre ce week-end à Cineffable :
Le
25e Festival international du film
lesbien & féministe de Paris :
Quand
les lesbiennes se font du cinéma
du
mercredi 30 octobre au dimanche 3
novembre 2013
23/25
rue Emile Zola - Montreuil 93100
Métro Robespierre
http://www.cineffable.fr/fr/f_prog.htm
[6] Centre national du cinéma et de l’image
animée
[7] http://blog.francetvinfo.fr/actu-cine/2013/10/22/sexe-pourquoi-la-vie-dadele-est-seulement-interdit-aux-moins-de-12-ans.html